Le
retour des cendres de Napoléon
(1840)
Extrait
de " La Basse Seine, sa navigation ",
Louis BRINDEAU, 1908.
Flottez, drapeaux ; tonnez, canons des Invalides
!
La nation avait salué avec enthousiasme,
après les journées de 1830, le retour
des trois couleurs. Toutefois, l'humiliation
ressentie après Waterloo pesait encore
lourdement sur les curs. Les
républicains n'étaient point les
moins ardents à proclamer la
nécessité d'une revanche. D'autre
part, si les événements de 1814 et de
1815, n'avaient pu faire disparaître leurs
griefs contre l'Empereur, ils les avaient quelque
peu atténués. Les merveilles que le
génie de Napoléon, secondé par
Carnot et tous les patriotes, avait accomplies en
1814, dans la défense du territoire,
semblaient avoir effacé les souvenirs du
despotisme. En même temps le Napoléon
des Cent Jours leur apparaissait avec une
physionomie nouvelle : celle du
général qui avait abattu le drapeau
blanc, chassé l'ancien régime
ramené derrière l'invasion et
livré la bataille suprême aux vieilles
monarchies de l'Europe. Dans des milieux plus
éloignés de la politique, on
était tenté d'accorder des
circonstances atténuantes à
l'ambition effrénée de l'Empereur. On
la considérait volontiers comme trop souvent
provoquée par les intrigues des Coalitions
formées pour combattre sans merci, qu'ils se
présentassent sous la forme
républicaine, dictatoriale ou
césarienne, tous les pouvoirs issus de la
Révolution française. Les souvenirs
de la Terreur Blanche, les odieux traitements
infligés au captif de
Saint-Hélène avaient encore
avivé ces sentiments chez les anciens
combattants des guerres de la Révolution et
de l'Empire au cur desquels subsistaient
d'implacables rancunes.
Aussi la pacifique monarchie de 1830
était-elle perpétuellement en butte,
dans les partis avancés et dans les classes
populaires, à des reproches de
pusillanimité et même de
lâcheté. la lecture des journaux de ce
temps révèle, à chaque
instant, cet état d'esprit.
Louis-Philippe avait senti la
nécessité de donner une satisfaction
à l'opinion publique et créé
dans ce but le Musée de Versailles,
consacré à toutes les gloires de la
France (1837). Le Roi décidait trois ans
après, d'accord avec l'historien de la
révolution, du Consulat et de l'Empire, de
compléter cet hommage. C'est pourquoi, au
début de l'année 1840, le
Ministère présidé par M.
Thiers entamait avec Lord Palmerston, Premier
ministre anglais, des négociations en vue
d'obtenir l'autorisation de transférer
à Paris les cendres de Napoléon.
Lord Palmerston accueillit avec bonne grâce
la demande du gouvernement français et
chargea l'Ambassadeur d'Angleterre d'exprimer
à M. Thiers " le plaisir avec lequel il
avait accordé cette requête ".
Le ministre anglais ajoutait qu'il voyait là
l'effacement des souvenirs irritants du
passé.
Cette réponse était, au surplus, en
harmonie complète avec les sentiments du
peuple anglais. Les procédés brutaux
et haineux de Lord Bathurst envers l'homme qui
s'était volontairement livré, sur le
pont du Bellézophon, à la
loyauté et à la
générosité de l'Angleterre,
les odieuses vexations du gouverneur Hudson Lowe,
l'opposition jadis faite à l'embaumement du
corps de Napoléon et au transport en Europe
de son cur renfermé dans un vase
d'argent, avaient suscité en Angleterre un
vif mouvement d'indignation(1). Fiers
d'avoir abattu le colosse, les Anglais, en gens
pratiques, sentaient que le diminuer dans l'opinion
c'était affaiblir leur propre gloire. Ils
admiraient d'ailleurs en Napoléon les
qualités qu'ils estiment le plus : la
volonté, l'énergie, l'audace, la
force d'âme dans l'adversité. Ces
sentiments s'étaient fréquemment
manifestés dans un pays ou chacun a coutume
d'exprimer librement sa pensée, sans se
soucier de ce qu'en pourra penser le voisin ou
même le gouvernement.
Lorsque l'accord, dont les négociations
étaient demeurées secrètes,
fut intervenu, M. de Remusat, ministre de
l'intérieur, monta à la tribune de la
chambre, et tout à fait à
l'improviste annonça aux
représentants " que le Roi avait
ordonné au prince de Joinville de se rendre
avec sa frégate à
Ste-Hélène et de ramener aux
Invalides le corps de napoléon ". Il
demandait en conséquence le vote d'un
crédit de 1 million. L'exposé des
motifs du projet de loi était
rédigé en termes élevés
:
Il faut, disait-il, que cette sépulture
auguste soit placée dans un lieu silencieux
et sacré où puissent la visiter avec
recueillement ceux qui respectent la gloire et le
génie, la grandeur et l'infortune ! Il ne
faut pas à Napoléon la
sépulture ordinaire des rois. Il faut qu'il
règne et commande encore dans l'enceinte ou
vont se reposer les soldats de la patrie, où
iront toujours s'inspirer ceux qui seront
appelés à la défendre....
Cette communication fut accueillie avec une
profonde émotion et souleva dans le public
le plus vif enthousiasme. Elle donna lieu,
toutefois, à un incident parlementaire assez
singulier. La commission chargée d'examiner
le projet de loi adopta une proposition tendant
à doubler le crédit demandé
par le ministre. Mais ses conclusions combattues
par Lamartine, furent rejetées par la
chambre qui s'en tint au crédit primitif.
Les journaux de l'opposition profitèrent de
la circonstance pour accuser de lésinerie le
gouvernement et la majorité.
La Belle Poule, alors à Toulon, mit à
la voile le 7 juillet et arriva en vue de Jamestown
le 8 octobre. L'exhumation fut fixée,
d'accord avec le commissaire du gouvernement
anglais, au 15 octobre, vingt-cinquième
anniversaire de l'arrivée de napoléon
dans l'île. L'opération devait
commencer à minuit et demi et se poursuivre
sans discontinuer.
Les personnes admises à assister à
l'exhumation se dirigèrent en
conséquence, dans la nuit du 14 au 15
octobre 1840 vers " la vallée du tombeau "
ou reposait depuis le mois de mai 1821 le corps de
l'Empereur. Une large pierre ombragée de
quelques saules, en indiquait l'emplacement. A
proximité coulait une source dont la
fraîcheur, au milieu de ce climat sec et
irritant, avait procuré au malade, dans les
derniers jours de sa vie, quelque soulagement.
C'est en ce lieu solitaire que se trouvèrent
réunis, autour du comte de Rohan-Chabot,
commissaire du gouvernement français, les
généraux Bertrand et Gourgaud ; MM.
de Las-Cazes, Marchand, Arthur Bertrand ;
l'abbé Coquereau ; MM; de St-Denis,
Novarrez, Pierron, Archimbault, anciens serviteurs
de Napoléon ; les capitaines de corvette
Guyet, Charner et Govet ; M. le docteur Remy
Guillard, chirurgien de la Belle Poule ; enfin le
capitaine du génie Alexander,
représentant le général
Middlemore, gouverneur de l'île. La
vallée était gardée par un
détachement de soldats anglais. La remise du
corps ne devant avoir lieu que sur le quai de
Jamestown, le prince de Joinville, par un motif de
convenance, avait décidé de l'y
attendre, à la tête de son
état-major et de son équipage.
Il fallut plus de neuf heures pour extraire la
terre du caveau et pour enlever la grande dalle
recouvrant le sarcophage intérieur et la
partie supérieure de la maçonnerie
entourant le cercueil. Des soldats anglais
(génie), tête nue, le
transportèrent sous une tente où, sur
la réquisition de M. Rohan-Chabot, devait
avoir lieu la reconnaissance des restes. Le docteur
Remy Guillard, médecin de la Belle Poule,
avait reçu mission de présider
à l'ouverture des cercueils et de constater,
dans un procès verbal, l'état du
corps.
Le corps était enfermé dans quatre
cercueils : le premier en acajou, était
légèrement endommagé ; le
second en plomb ; le troisième en acajou, et
le quatrième en fer blanc, étaient
intacts. Ce dernier était tapissé
d'un revêtement de satin blanc qui
s'était détaché et entourait
le corps d'un linceul, adhérant
légèrement au crâne et au
front.
Voici, d'autre part, la description
du corps de Napoléon, consignée dans
le rapport officiel du docteur Guillard :
" J'ai soulevé, par une
extrémité, le tissu de satin
ouaté qui cachait l'intérieur du
cercueil, et, le roulant sur lui-même des
pieds à la tête, j'ai mis à
découvert le corps de Napoléon, que
j'ai reconnu aussitôt, tant son corps
était bien conservé, tant sa
tête avait de vérité et
d'expression. Il avait une position aisée :
c'était celle qu'on lui avait donnée
en le plaçant dans le cercueil : les membres
supérieurs étaient allongés,
l'avant-bras et la main gauche appuyant sur la
cuisse correspondante, les membres
inférieurs légèrement
fléchis.
La tête, un peu élevée,
reposait sur un coussin ; la crâne
volumineux, le front haut et large se
présentaient couverts de téguments
jaunâtres, durs et très
adhérents. Tel paraissait aussi le contour
des orbites, dont le bord supérieur
était garni de sourcils. Sous les
paupières se dessinaient les globes
oculaires qui avaient perdu peu de chose de leur
volume et de leur forme. Les paupières
complètement fermées
adhéraient aux parties sous-jacentes et se
présentaient dures sous la pression des
doigts. Quelques cils se voyaient encore à
leurs bords libres.
Les os propres du nez et les téguments qui
les couvrent étaient bien conservés,
les tubes et les ailes seules avaient souffert. Les
joues étaient bouffies. Les téguments
de cette partie de la face se faisaient remarquer
par leur toucher doux, souple et leur couleur
blanche ; ceux du menton étaient
légèrement bleuâtres. Ils
empruntaient cette teinte à la barbe qui
semblait avoir poussé après la mort.
Quant au menton lui-même il n'offrait point
d'altération et conservait encore ce type
propre à la figure de Napoléon. Les
lèvres amincies étaient
écartées, trois dents incisives
extrêmement blanches se voyaient sous la
lèvre supérieure qui était peu
relevée à gauche. Les mains ne
laissaient rien à désirer. Nulle part
la plus légère altération. Si
les articulations avaient perdu leur mouvement, la
peau semblait avoir cette couleur
particulière qui n'appartient qu'à ce
qui a vie. Les doigts portaient des ongles longs,
adhérents et très blancs. Les jambes
étaient renfermées dans des bottes,
mais, par suite de la rupture des fils, les quatre
derniers orteils dépassaient de chaque
côté. La peau de ces orteils
était d'un blanc mat et garnie d'ongles.
La région antérieure du thorax
était fortement déprimée dans
les parties moyennes ; les parois du ventre dures
et affaissées. Les membres paraissaient
avoir conservé leur forme sous les
vêtements qui les couvraient ; j'ai
pressé le bras gauche, il était dur
et avait diminué de volume. Quant aux
vêtements, ils se présentaient avec
leurs couleurs : ainsi, on reconnaissait
parfaitement l'uniforme des chasseurs à
cheval de la vieille garde, au vert foncé de
l'habit, au rouge vif des parements ; le grand
cordon de la Légion d'Honneur se dessinait
sous le gilet et la culotte blanche cachée
en partie par le petit chapeau qui reposait sur les
cuisses. les épaulettes, la plaque et les
deux décorations attachées sur la
poitrine n'avaient plus leur brillant : elles
étaient noircies. La couronne d'or de la
croix d'officier de la Légion d'Honneur
avait seule conservé cet état. Des
vases d'argent apparaissaient entre les jambes, un
d'eux surmonté d'un aigle s'élevait
entre les genoux (2) ".
Aussitôt ces constatations
opérées, c'est à dire au bout
de deux minutes, le cercueil de fer blanc fut
refermé, afin de soustraire le corps au
contact de l'air. Ce cercueil fut lui-même
renfermé dans cinq autres caisses : un
cercueil en acajou, deux cercueils en plomb, un
cercueil d'ébène, un cercueil de
chêne.
Le docteur Guillard attribuait l'état de
conservation inespéré du corps au
bout de dix-neuf ans à l'extrême
solidité de la maçonnerie du tombeau
et au soin apporté à la soudure des
cercueils métalliques.
Le corps, placé sur un char attelé de
quatre chevaux, escorté d'un
détachement de soldats anglais ayant
à leur tête les généraux
Middlemore et Churchill et le colonel Trelawney,
fut salué de minute en minute, depuis le
départ jusqu'à l'arrivée sur
le quai, par les canons des forts et l'artillerie
de la Belle Poule. Le prince de Joinville,
entouré de son état-major et de
l'équipage de la frégate, l'attendait
sur le quai.
Un service funèbre fut
célébré ; à
côté des officiers et équipages
de la Belle Poule, de la Favorite et de l'Oreste,
navires d'escorte, étaient rangés
ceux des navires de commerce français
mouillés dans ces parages. Parmi eux se
trouvait l'Indien, du Havre(3).
La Belle Poule mit à la voile le 18 octobre.
Des complications survenues en Egypte
menaçant d'amener un conflit entre la France
et l'Angleterre, le prince de Joinville avait
déclaré " qu'il se laisserait
couler bas plutôt que de livrer la cendre
dont la garde était confiée à
son honneur de marin(4)" .
La frégate arriva à Cherbourg, sans
incident, le 30 novembre. Une grande affluence de
visiteurs amenés par de nombreux navires
partis du Havre, se pressa pendant plusieurs jours,
autour du cercueil de Napoléon. Il avait
fallu, en effet, différer de quelques jours
le transbordement du corps, afin de ne pas
être arrêté à Quillebeuf
par la morte-eau.
Le gouvernement avait affrété le
vapeur Normandie, capitaine Bambine, affecté
au service du Havre à Rouen, pour
transporter le corps de Cherbourg jusqu'au val de
la Haye, en Seine. Ce navire avait reçu,
dans l'Arsenal, des aménagements
spéciaux à cet effet. Le Rodeur, de
la Marine Royale, les vapeurs Courrier et Seine, du
port du Havre, avaient été
désignés pour convoyer la Normandie
et transporter l'escorte. Cette flotte,
immobilisée à Cherbourg pendant un
nouveau délai par le mauvais temps, prit le
large, sous la conduite du prince de Joinville,
dans la nuit du 8 au 9 décembre.
Le cortège devant défiler à
l'ouvert du port du Havre, les autorités
locales, le régiment de ligne, la garde
nationale, avaient été
convoqués pour le 9 décembre au
matin, sur la jetée Nord et la place de
Provence.
Malgré l'affreux état des chemins, la
garde nationale de Montivilliers, au grand complet,
avait marché toute la nuit et arriva au
Havre à six heures pour joindre son salut
à celui de la garde citoyenne du Havre.
La flottille s'avançant à petite
vitesse, fut signalée au large, par les
guetteurs de la Tour François 1er, vers 6
heures ½ du matin. Vers 7 heures ½ , la
Normandie, pavoisée de drapeaux tricolores,
depuis le pont jusqu'à la pomme des
mâts, mit le cap sur la Tour. Elle portait
à son grand mât un magnifique pavillon
tricolore offert par les dames de
Sainte-Hélène et confectionné
de leurs mains : des galons d'uniforme offerts par
des officiers anglais avaient servi à en
broder le chiffre.
Le navire gouverna pour passer le plus près
possible des jetées : il se
présentait alors de trois-quarts par rapport
à la terre et le tambour de bâbord
dérobait la chapelle ardente à tous
les regards. Mais lorsque la Normandie fut
arrivée à moins de deux encablures de
la jetée nord, le capitaine Bambine le fit
lentement revenir sur tribord. C'est alors
qu'apparut, sur le gaillard d'arrière, le
vaste cercueil recouvert d'une draperie noire
à croix blanche et éclairé par
des fanaux ardents.
" A ce moment, dit le journal du Havre du 9
décembre 1840, le soleil se levait
au-dessus des collines qui ferment le lit de la
rivière et faisait pâlir les flammes
funéraires ; ses rayons dorés
tombaient sur la chapelle ardente d'où
semblaient jaillir des milliers
d'étincelles. Le cercueil apparaissait comme
entouré d'une atmosphère lumineuse
d'où s'échappaient en éclairs
les reflets de la couronne d'or qui surmontait le
drap mortuaire. Napoléon rentrait en France
ceint d'une auréole de lumière ou
c'était le soleil d'Austerlitz qui saluait
le retour du héros!
Ce spectacle laissa dans l'esprit de tous les
spectateurs une impression profonde. Autour du
cercueil de napoléon, et derrière les
drapeaux qui formaient, au-dessus du pont de la
Normandie, comme une crinière tricolore, les
imaginations émues croyaient voir, comme
dans une vision, défiler les héros
des guerres de la République et de l'Empire
et briller toutes les gloires dont le temps
semblait à la fois avoir ravivé
l'éclat et adouci les amertumes.
Une salve d'artillerie salua la Normandie à
son entrée en Seine. le navire
s'arrêta à l'extrémité
de l'arrondissement du Havre, en face de
Quillebeuf. Du côté de cette ville
étaient rangés les gardes nationales
de Pont-Audemer, Saint-Aubin, Sainte-Opportune et
de toutes les localités jusqu'à
Trouville. Sur la rive opposée, la garde
nationale de Lillebonnnne et celles des communes
voisines présentaient les armes. Pendant cet
arrêt, un fait se produisit, qui toucha
profondément l'assistance : on vit tout
à coup de vieux soldats des guerres de la
Révolution et de l'Empire se
précipiter dans l'eau jusqu'à
mi-corps, malgré l'intensité du
froid, pour s'approcher des restes du vainqueur de
Rivoli, des Pyramides, de Marengo, d'Iéna et
d'Austerlitz.
Le cortège naval continua sa route jusqu'au
Val-de-la-Haye(5) et vint mouiller
près de l'île située en aval de
cette commune.
La Normandie ne pouvant franchir les ponts de
Rouen, le prince de Joinville avait choisi, pour le
transport du corps jusqu'à Paris, l'un des
bateaux à vapeur (Dorades) qui faisaient
alors le service entre paris et Rouen. Le cercueil
fut transbordé sur la Dorade-N°-3, au
bruit des salves de mousqueterie tirées par
les gardes nationales de la banlieue de Rouen.
Suivant les instructions formelles du prince de
Joinville, la Dorade-N°-3 avait
été, comme la Normandie,
aménagée avec la plus grande
simplicité.
"Le bateau, disaient ces instructions,
sera peint en noir ; à la tête du
mât flottera le pavillon impérial ;
sur le pont, à l'avant, reposera le cercueil
couvert du poêle funèbre
rapporté de Sainte-Hélène ;
l'encens fumera ; à la tête,
s'élèvera la croix ; le prêtre
se tiendra devant l'autel, mon état-major et
moi derrière ; les matelots seront en armes
; le canon, tiré à l'arrière,
annoncera le bateau portant la dépouille
mortelle de l'Empereur. Point d'autre
décoration".
Le prince de Joinville avait voulu bannir ainsi les
ornements dont l'aspect théâtral eut
faussé le caractère et
altéré la dignité de la
cérémonie.
On avait dû remplacer les navires de mer
Seine et Courrier, qui avaient escorté la
Normandie jusqu'au val de la Haye, par des bateaux
fluviaux : la Parisienne, placée en
tête du cortège, était suivie
de la Dorade-N°-2, peinte en noir, et portant
une partie de l'équipage de la Belle Poule.
La marche était fermée par les deux
autres Dorades et par trois bateaux des
Etoiles.
Le maire de Rouen avait pris un arrêté
édictant que la manifestation
organisée au passage de l'escadrille dans le
port serait à la fois funèbre et
triomphale : funèbre, jusqu'à
l'absoute donnée, entre les deux ponts, par
l'archevêque de Rouen ; triomphale,
dés qu'une salve d'artillerie annoncerait la
fin de la cérémonie religieuse.
" La décoration, dit le Journal de
Rouen, était conçue à la
fois dans un style simple et noble. Tout le port,
à partir de l'île du Petit-Guay, avait
été déblayé de navires
et offrait un immense bassin. L'espace compris
entre le Pont-Suspendu et le Pont-d'Orléans
avait été choisi pour
théâtre de la cérémonie
proprement dite. Le Pont-Suspendu, par sa
construction particulière, offrait tout
naturellement comme la charpente d'un arc
triomphal. Des deux côtés de l'arche
principale avaient été dressés
deux arceaux de moindre élévation :
le tout était recouvert de tentures
violettes parsemées d'abeilles d'or et d'N
couronnés, et sur lesquelles se
détachaient des aigles de grande dimension,
aux ailes déployées. Sous l'arcade
principale, étaient suspendues les armes de
l'Empereur dans un très grand module ; sous
chacune des arcades latérales se
balançaient deux renommées
dorées".
Sur les deux rives et sur le pont de pierre
s'élevaient, de distance en distance, de
hauts obélisques revêtus aussi
d'étoffes violettes parsemées
d'abeilles d'or, et entre les obélisques se
dressaient des socles surmontés d'un
faisceau de drapeaux tricolores.
Du centre du terre-plein, derrière la statue
de Corneille, s'élançait dans les
airs un immense drapeau tricolore couronné
d'un aigle.
Ce tableau était couronné par les
hauteurs de sainte-Catherine, où
l'artillerie de la garde nationale avait
planté son étendard, et d'où
elle faisait retentir le bruit du canon, et d'un
autre côté, par la flèche de la
cathédrale, terminée par une flamme
tricolore dont la base était entourée
de drapeaux ".
L'arrêt à Rouen dura une demi-heure,
et la cérémonie se déroula au
milieu d'une foule immense, accourue de toutes les
régions. Une place d'honneur avait
été réservée aux
vétérans des guerres de la
révolution et de l'Empire au milieu du
Pont-Suspendu, d'où ils jetèrent des
couronnes d'immortelles sur le pont du bateau
funéraire.
L'escadrille n'arriva à Courbevoie que le
15. Il gelait à 14 degrés et la Seine
charriait des glaçons. Malgré les
morsures d'un violent vent de nord-est, une
multitude immense, évaluée à
600,000 personnes, se pressaient depuis le quai
jusqu'aux Invalides(6) .Le char,
traîné par seize chevaux,
entouré de marins de la Belle Poule et suivi
des vétérans des armées de la
République et de l'Empire, revêtus de
leurs anciens uniformes, traversa l'Arc de
Triomphe. La Garde Nationale formait la haie depuis
Neuilly jusqu'aux Invalides et ses drapeaux,
surmontés du coq gaulois et de la devise "
Liberté ", s'inclinaient devant le cercueil
et devant les survivants de l'Epopée. Les
souvenirs de ces temps héroïques,
demeurés si vivaces chez la plupart des
combattants de Juillet, n'avaient-ils point,
d'ailleurs, puissamment contribué à
la chute de Charles X et à la victoire
civique des couleurs nationales.
Il fallut plus de trois heures au cortège
pour défiler le long des
Champ-Elysées. Quatre mille jeunes gens,
massés sur la Place de la Concorde autour
d'un drapeau tricolore, le saluèrent du
chant de la Marseillaise.
A son arrivée sous le porche du temple, et
avant d'être placé sous le
cénotaphe entouré de drapeaux
d'Austerlitz, le cercueil fut d'abord
déposé sur une estrade ; puis le
prince de Joinville, après avoir
salué de l'épée, adressa ces
paroles à Louis-Philippe : " Sire, je vous
présente le corps de l'Empereur
Napoléon ". Le Roi répondit d'une
voie forte : " Je le reçois au nom de la
France! ". Puis, prenant des mains du
maréchal Soult l'épée
rapportée de Ste-Hélène en
1821, il la remit au général
Bertrand, compagnon fidèle de l'exilé
en ajoutant : " Général, je vous
charge de placer sur le cercueil la glorieuse
épée de napoléon ".
Le lendemain les journaux publièrent cette
strophe improvisée par Victor Hugo pendant
le passage du cortège :
Ciel glacé, soleil
pur! - Oh! brille dans l'histoire
Du funèbre triomphe impérial
flambeau,
Que le peuple à jamais te garde en sa
mémoire
Jour beau comme la gloire
Froid comme le tombeau!
Quant aux impression des
contemporains, Casimir Delavigne semble les avoir
fidèlement traduites dans un de ses chants
populaires daté du 15 décembre 1840
:
La Liberté, debout
devant ta grande image,
Soldat que la gloire a fait roi,
Te reçoit sous cet arc, impérissable
hommage ;
A ton armée offert par toi.
En y mêlant la sienne, elle épure ta
gloire ;
Elle en accroît la majesté :
Car s'il nous est permis d'adorer la victoire,
C'est aux pieds de la Liberté !
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